Accès à la justice : La langue du justiciable compte
Août 2024
par Ruphine Djuissi
À l’origine, cet article a été publié en anglais et en exclusivité par Law360 (www.law360.ca/), une publication de LexisNexis Canada Inc.
L’accès à la justice en français est une question cruciale pour les francophones à travers le Canada, notamment en ce qui concerne la disponibilité des services juridiques en français, la qualité de l’interprétation et de la traduction, ainsi que l’égalité des droits linguistiques. Cela englobe également l’accès à des avocats francophones et à des documents judiciaires rédigés en français. Il est important de garantir que les francophones aient accès à des services juridiques dans leur langue maternelle ou leur première langue officielle.
Quand j’ai été contacté pour contribuer à cette colonne sur l’accès à la justice, rien d’autre que l’accès à la justice en français ne pouvait me venir en tête. C’est un privilège et un honneur pour moi de parler de quelque chose qui me tient à cœur non seulement en tant que francophone, mais aussi et surtout parce que je m’estime assez privilégiée d’occuper le poste d’avocate principale à l’AJEFM – Infojustice, organisme qui œuvre pour l’accès aux services juridiques en français dans tous les domaines du droit au Manitoba. Le privilège de ce poste est aussi qu’il me permet, au-delà de participer à des conférences et autres activités sur l’accès à la justice en français, de fournir des informations et ateliers juridiques au grand public francophone et plus que toute autre chose, de représenter les francophones victimes de violence devant la justice et donc de voir plusieurs facettes des difficultés d’accès à la justice pour un justiciable francophone. Mon plus gros rêve en tant que francophone et avocate est qu’un jour le système judiciaire soit aussi accessible pour un francophone qu’il l’est pour un anglophone qu’il soit justiciable ou professionnel de la justice. Bref, que la justice soit « juste ».
Lors de mon admission au Barreau du Manitoba en 2022, je me suis promise de donner le meilleur de moi pour contribuer à ce que la communauté francophone ait accès à la justice au même titre que leurs concitoyens anglophones. Bien que beaucoup reste à faire dans ce sens, c’est tout de même encourageant de voir que le sujet est de plus en plus publiquement débattu, que les enjeux sont pris en compte et que des mesures sont envisagées pour améliorer les déficits. C’est en parlant du problème que nous pousserons les décideurs à réagir et les intervenants du système judiciaire à prendre conscience de l’ampleur du « non-accès » à la justice pour les francophones.
Le Canada a deux langues officielles dont le français et l’anglais. La charte canadienne des droits et libertés prévoit que : « Chacun a le droit d’employer le français ou l’anglais dans toutes les affaires dont sont saisis les tribunaux établis par le Parlement et dans tous les actes de procédure qui en découlent. » Malheureusement, l’accès à la justice en français hors Québec demeure un parcours de combattant et pire encore quand on est unilingue francophone. Il n’est pas rare que les francophones se voient imposer des procès en anglais sous prétexte qu’ils parlent ou comprennent l’anglais. La preuve la plus récente est l’arrêt R. c. Tayo Tompouba où il a fallu l’intervention de la Cour Suprême du Canada pour confirmer que le justiciable francophone a le droit d’avoir un procès dans sa langue officielle.
L’accès à la justice nous concerne tous car on ne sait jamais ce qui peut nous conduire à avoir besoin des services nous-même et même si on parle ou comprend l’anglais, on aimerait pouvoir utiliser la langue dans laquelle on est le plus confortable, surtout quand on fait face à la justice. Dans mon cas précis, en tant qu’avocate internationalement formée, il a fallu passer des examens avec la Fédération des ordres professionnels de juristes du Canada pour pouvoir exercer au Canada. J’aurai adoré écrire mes examens de droit dans ma première langue officielle qui est le français mais je n’ai pas eu d’autres choix que de me soumettre à la langue majoritaire du droit au Canada, l’anglais, et j’imagine toutes les frustrations que cette même imposition linguistique peut créer chez le justiciable francophone.
Spécialisée en droit de la famille, la Loi sur le divorce prévoit explicitement en son article 23.2 (1) que : « Toute instance engagée sous le régime de la présente loi peut être instruite en français, en anglais ou dans les deux langues officielles du Canada. » et plus loin au point 23.2 (2) : « Dans le cadre de toute instance engagée sous le régime de la présente loi :
…
c) toute partie a droit à ce que le juge parle la même langue officielle qu’elle ou les deux langues officielles, selon le cas; … » malheureusement, le manque de juges, de clercs ou de professionnel juridique capable de travailler en français rend l’application de cette loi difficile et ce, au détriment des francophones. Par exemple, il m’est déjà arrivé de devoir me justifier auprès d’un avocat adverse pourquoi j’utilise la langue française lors de la représentation juridique d’un client francophone. Aussi, il est courant d’entendre l’avocat adverse dire que parce qu’un client a toujours communiqué en anglais avec son client, le choix d’utiliser le français dans une procédure judiciaire impliquant les deux ne se justifie pas. De plus, le manque de personnel bilingue dans le système judiciaire fait que les délais sont multipliés par deux voire trois pour quelqu’un qui choisit d’utiliser le français dans ses procédures judiciaires. Le manque de professionnels qualifiés capable de travailler en français aisément est aussi un grand frein à l’accès à la justice pour le justiciable francophone qui la plupart du temps, va se résoudre à accepter la langue anglaise pour pouvoir évoluer dans ses procédures.
Initiatives et pistes de solutions : à mon humble avis, il est indispensable que le gouvernement fédéral travaille main dans la main avec le gouvernement provincial pour l’effectivité de l’accès à la justice en français en s’assurant notamment que le personnel est bilingue à tous les niveaux. Il faudra également renforcer les centres d’information et de soutien au sein des communautés pour fournir des conseils juridiques en français afin de rendre le système plus accessible aux personnes non spécialisées, offrir de la formation et de la sensibilisation, assurer la diversité et la représentation au sein de l’appareil judiciaire, offrir un support linguistique et culturel à travers des services de traduction et d’interprétation, assurer que les tribunaux et les services juridiques soient accessibles en français.
Ruphine Djuissi est avocate à l'Association des juristes d'expression française du Manitoba (AJEFM), où elle contribue avec enthousiasme à l'accès à la justice en français au quotidien. Elle est également membre du conseil exécutif de l'Association du barreau canadien (section francophone de common law) et membre d'un comité permanent de la Société du Barreau du Manitoba. Admise au Barreau du Manitoba en 2022, Ruphine est titulaire d'une licence en droit de l'Université de Yaoundé II.